De l’intérêt des boos

Si tout un chacun vous demande où et quand sont apparus les Boos Buddies dans la série des Super Mario Bros., ces fameux fantômes blancs forts timides qui ne souffrent qu’on les regarde dans les yeux, vous lui répondrez, l’œil fier, le torse bombé et la voix assurée : « Dans Super Mario Bros. 3, forteresse du monde 2, juste après les Thwomps avant de prendre le tuyau vertical. »

 

Et tandis que vous contemplez votre victoire, ô, encyclopédie vivante du monde vidéoludique, ce gredin de répondre : « Et à quoi servent-ils ? ». À ce moment-là, les mains deviennent moites, la sueur perle de votre front, les jambes tremblent ; vaincu, vous bredouillez une excuse ou une insulte et vous vous éloignez autant que faire se peut de ce malandrin. Vous ne pouvez cependant vous empêcher de songer qu’il a soulevé un point intéressant. Si l’on s’y plonge, un monde formidable s’ouvre soudainement : aussi viens-je vous parler ici de l’intérêt des boos dans la série des Super Mario Bros., sujet plus pertinent qu’on peut le croire de prime abord…

« Patron, vous devriez lire ça ! Il dit qu’on est intéressants ! »

« Et oui, c’est bien moi, Fantomas… » (à dire sans bouger les lèvres)

Les fantômes appartiennent depuis toujours aux poncifs du jeu vidéo ; il suffit de se rappeler que ce sont des fantômes que Pac-Man poursuit sans relâche dans son labyrinthe, et que certains jeux d’horreur (comme la série des Project Zero) en ont faits la pierre angulaire de leur mécanisme de jeu. Si l’on s’y arrête pourtant, on peut considérer que l’existence de fantômes ne va pas systématiquement de soi dans le monde bonhomme de Super Mario Bros.

Comme je l’ai dit plus haut, ces ennemis apparaissent pour la première fois dans la forteresse du monde désertique de Super Mario Bros. 3, avant de revenir très régulièrement dans les autres palais du jeu, voire dans les niveaux à ciel ouvert du monde 8. Accompagnés de divers avatars ayant un lien avec l’autre monde (on repense aux Ossecs, rebaptisés Skelerex en français, ces tortues-squelettes, aux fantômes habitant le sol de certaines forteresses ou encore aux bougies vivantes), ils connaîtront leur consécration dans Super Mario World avec l’apparition de ces fameuses Ghost Houses où ils se trouveront par ailleurs un chef, Big Boo. Depuis lors, ils ne cessent d’apparaître (et de disparaître) dans les jeux du plombier : jeux de plates-formes bien entendu, mais aussi jeux de sport, party-game, jeux de rôle, etc. etc. Dans la majorité des cas, et si ce n’est lorsque, bien entendu, cela entraverait la jouabilité, les boos sont des créatures timides : si Mario leur fait face, ils s’immobilisent et cachent leur visage avec leurs frêles mains, voire disparaissent totalement dans les opus les plus récents. Ce n’est que lorsque le plombier leur tourne le dos qu’alors ils le poursuivent.

« Nan ! Je suis pas maquillé ! »

Les boos posent en réalité plusieurs problèmes, que l’on peut regrouper en trois catégories. Chacun de ces problèmes permettent de circonscrire un intérêt en particulier : non content d’approfondir le gameplay de façon irrémédiable, ils élargissent l’univers du plombier et même, mais de façon captieuse toujours, comme dissimulé sous les méandres de la joie ambiante du royaume champignon, apportent de la profondeur à l’histoire. Ils participent de ce que l’on pourrait appeler la « narration de sourdine ». C’est quelque chose de bien connu des auteurs de tout poil, qu’ils soient écrivains, cinéastes ou encore créateurs de jeux vidéo. Grossièrement causant, une histoire a besoin de trois qualités pour être efficace : il faut qu’elle soit vraisemblable (c’est-à-dire qu’elle soit compréhensible en fonction de ce que l’on sait de l’être humain et du monde, même si cela n’exclut pas l’apparition de phénomènes magiques ou fantastiques), non-contradictoire et constante (c’est-à-dire qu’on présuppose que tout changement visible doit être expliqué et mis en lumière). Les boos participent de la première catégorie, en apportant de la profondeur à l’univers.

Quelque part, on pourrait les rapprocher de ces petits détails que les développeurs incorporent de plus en plus pour nous faire « sentir » que le monde est réel : les passants vaquent à leurs occupations ou ont des réactions réalistes en fonction de vos mouvements. Les boos participent de cela mais de façon insidieuse : je ne pense pas que cela a été volontairement choisi par les développeurs de prime abord, mais le joueur ne peut s’empêcher, même contre lui, de faire certaines connexions que je vais ici mettre à jour.

« Oh oui, soyons insidieux ! Oh oui ! Comme j’aime bien insiduer ! »

« Tu ne trouveras jamais l’issue, Mario… hihihi ! »

Commençons par l’intérêt principal des boos. Tout comme ils appartiennent à un monde limitrophe au nôtre, étant à la fois et dans le monde des vivants, et dans le monde des morts, ils infléchissent légèrement sur le gameplay de la série Mario. Même si ces jeux sont bâtis sur l’exploration, davantage par exemple que Sonic the Hedgehog où ce dernier point, bien que présent, passe au second plan, c’est cependant une exploration biaisée dans la mesure où Mario doit de se rendre, de façon sempiternelle, d’un point A à un point B en évitant les obstacles sur sa route. La formule, qui avait pourtant été mise en échec avec les épisodes 3D, s’en est accommodée avec les récents Mario Galaxy qui ne font que reproduire un schéma déjà présent dans le passé. Il faut alors aller de la gauche vers la droite ou réciproquement, du bas vers le haut ou réciproquement, et ce sans jamais se retourner.

Étape 1 : sauter sur le goomba. Étape 2 : aller à droite. La gauche, ça n’existe pas.

Sans jamais se retourner ? C’est là que les boos rentrent en scène. Par ce jeu de cache-cache que j’évoquais plus tôt, le joueur est obligé de faire volte-face de temps à autre pour éviter de se faire toucher. Si cela peut apparaître comme une contrainte dans Super Mario Bros. 3, car ralentissant le rythme habituel de la progression, les développeurs ont su mettre à profit ce mécanisme dès l’épisode suivant en l’incorporant dans un principe de labyrinthe. C’était déjà plus ou moins présent dans le troisième épisode, notamment dans la forteresse du monde 8 et ses fameuses portes, mais c’était globalement une « marche en avant » ; dans les Ghost Houses, c’est une exploration en bonne et due forme, et cruelle du reste puisqu’il faut parfois traverser des murs, activer des interrupteurs à des points précis et des choses de cet ordre. Les boos sont l’expression en pixels du concept du dédale.

C’est pour cela que les mondes, y compris dans les jeux de rôle, qui mettent en scène ces fantômes sont toujours des labyrinthes complexes, et le joueur est au courant de cela. Puisqu’il lui faut, pour éviter de mourir, se retourner constamment, il lui devient naturel de se retourner pour trouver la sortie de la Ghost House. Comme toujours chez Nintendo, une idée de gameplay sert de base à une idée de design ; cela s’était déjà rencontré pour les spiny, où le fait que l’on ne puisse leur sauter dessus s’était traduit par l’inclusion de pics sur leur carapace. On ne peut plus songer, à présent, à un Mario où les deux concepts seraient séparés : même dans Super Mario Sunshine, les boos n’apparaissent que dans le monde de l’hôtel où le joueur est amené à voyager de chambre en chambre via des passages secrets, séquence qui a dû donner de sacrés maux de tête aux joueurs à son époque.

Sans doute le niveau le plus chiant du jeu je pense…

Les fantômes se sont par la suite complexifiés, et ont arboré des formes distinctes et des spécificités particulières qui ressortent cependant toutes de ce principe : ceux apparaissant et disparaissant de façon cyclique ralentissent le joueur et l’amène à étudier le chemin à prendre, ceux en cercle obligent souvent à revenir sur ses pas pour progresser. Le principe basique de Mario, celui du « aller de A à B » est remis en question par ces petits bonshommes blancs et de façon subtile du reste : nouvelle preuve, s’il en était besoin, que Miyamoto est loin d’être un débutant en matière de conception de jeux vidéo.

« La peur. Voilà ce qui fera plier les systèmes dissidents. »

Mais à côté de cela, et que ce soit voulu ou non, les boos introduisent la notion de peur au sein des jeux Mario. Bien entendu, rien de comparable à ce que l’on peut ressentir face à un Silent Hill ; mais il faut bien comprendre que l’ajout de ces Ghost Houses permet au monde champignon d’étendre considérablement son rayon d’action. Avant cela, l’on connaissait surtout trois grandes atmosphères : la première, habituelle, celle de la campagne et de l’herbe verte, accompagnée d’une musique entraînante ; la seconde, mystérieuse, celle des grottes et des cavernes que l’on doit explorer ; et la troisième, épique, celle des donjons et des palais se terminant toujours par un boss.

Les ghost houses et autres manoirs hantés viennent ajouter un autre univers, plus sombre et angoissant. Ils se situeraient en marge des grottes, car exacerbant le côté exploration ; mais ils ne sont pas réellement épiques. Lorsque l’on rentre dans une ghost house, et ce malgré tout le plaisir que l’on peut avoir à la parcourir, l’on n’a qu’une envie, c’est dans sortir. Quand on y réfléchit même, cet univers se rapproche un rien de Silent Hill. Je ne m’amuserai pas à faire une comparaison de bout en bout, mais on retrouve dans ces deux univers des points communs. D’une part, les ennemis affrontés sont, peu ou prous, immatériels ; on peut certes les toucher sous certaines conditions, mais on cherche surtout à les fuir. D’autre part, ces maisons, on le sent, on le sait, ont une histoire passée indépendante des monstres qui les habitent.

Ou alors le gros lapin rose est le nouvel instrument de torture de demain.

C’est là où la différence se fait la plus flagrante entre, mettons, Silent Hill et Resident Evil. Dans ce dernier, le manoir que l’on arpente est le cadre des expériences qui ont mené à la fabrication de ces zombies ; dans Silent Hill, les zones traversées, l’école, l’hôpital, le centre commercial, ont été envahis par accident. Ce sont des zones effrayantes car l’on sent que quelque chose d’étrange est survenu, quelque chose d’inhabituel. Voir des débris d’une affiche, les restes d’une peluche ou lire un journal intime a quelque chose d’intrusif, de malsain : nous ne nous sentons pas à notre place. C’est, grossièrement, ce que l’on appelle l’Unheimlich, « l’inquiétante étrangeté ». C’est un sentiment plus pervers que la peur brute d’un zombie, car c’est une angoisse qui s’étend dans le temps.

Les manoirs hantés de Mario, même s’ils conservent le code couleur des jeux du plombier, ces tons pastels, et que les fantômes nous tirent la langue et ricanent avec plus de malice que de méchanceté, sont du même ressort. Prenons par exemple Super Mario 64, et le fameux monde 5. On trouve dans ce palais une bibliothèque, des sols grillagés, et même un carrousel, autant d’éléments bien connus des fans de la série de Konami. Et la musique du manège peut donner autant de frissons que Silent Hill 2. Je dirai même que cela fait d’autant plus peur dans la mesure où ces éléments surgissent dans un jeu globalement joyeux et coloré : l’effet en est d’autant plus saisissant.

« Alors on danse… »

Ce n’est pas pour rien que les ghost houses et autres maisons hantées des jeux Mario restent autant en mémoire. Certes, leur aspect labyrinthique et leur difficulté souvent surprennent ; mais surtout, leurs atmosphères étonnent dans un jeu Mario, là où tout n’est pourtant que bonbons sucrés et nuages ronds.

« Je vois des gens qui sont morts… »

Mais tout cela pourrait nous faire oublier ce que sont réellement les boos. À force de parler d’incorporation de nouveaux systèmes de jeu, d’effets produits sur le joueur, on néglige de dire que les boos sont des fantômes. Soit les esprits de personnes mortes.

Les boos, qu’on le veuille ou non, qu’on le croie ou non, ne sont rien d’autre que cela : des esprits perdus, des poltergeists plus que des âmes en peine, mais des reliques d’un être qui a jadis existé. Que l’on croie ou non aux fantômes ne rentre pas en ligne de compte ici : c’est le jeu qui y croit, et nous amène alors à y croire à notre tour.

Nintendo joue avec cette idée depuis toujours, en réalité, et ce dans ses trois séries phares, Mario, Zelda et Metroid. Dès le premier Zelda, des fantômes nous poursuivent quand on effleure une tombe d’un cimetière ; Metroid Prime nous oppose aux fantômes de chozos devenus fous à cause du phazon, cette substance toxique venue des étoiles ; Mario nous propose des boos, mais pas seulement. On se souvient de Luigi’s Mansion. N’avez-vous jamais trouvé le jeu un tantinet malsain, quand le premier boss du jeu se trouve être un nourrisson que l’on affronte après avoir aspiré et transformé en tableau ses deux parents ? Qui étaient-ils ? Comment sont-ils morts ? Comment un bébé a-t-il pu mourir ? Cela est d’autant plus troublant que l’on trouve l’enfant dans son berceau, et les parents, confortables, en train de vaquer à leurs occupations. Est-il mort de négligence, comme ces enfants qui se noient dans leur bain alors que les parents regardent la télévision et les oublient ?

La mort est globalement absente du monde de Mario, contrairement aux univers de Zelda ou de Metroid. Pour ne citer que Zelda, à combien de morts assiste-t-on ! Notre oncle, dans A Link to the Past ; l’arbre Mojo et un garde dans Ocarina of Time (pour ce dernier, il est dans une ruelle après la cinématique où Ganondorf poursuit Zelda et Sheik sur leur cheval… la scène, cachée, est poignante) ; les nombreuses morts qui surviennent dans Majora’s Mask, car l’on ne peut aider tout le monde dans les trois jours impartis ; etc. etc. Quant à Metroid, qu’on se rappelle des cadavres des scientifiques de Super Metroid ou de ceux des soldats dans Metroid Prime 2: Echoes. Mario était pourtant relativement épargné par ce phénomène : un champignon de vie soigne toutes les blessures, les personnages sont atteints de maladies drolatiques bref, Mario et Amélie Poulain, même combat.

Et pourtant. Et pourtant. Tous ces fantômes, d’où viennent-ils ? Il se dessine alors la face sombre de l’invasion de Bowser. Les goombas, il faut le rappeler, sont des toads dissidents, des habitants du royaume champignon qui ont choisi de suivre le tyran reptilien. Il est alors possible de considérer que ces boos sont avant toutes choses les esprits des cadavres de ceux qui, avant Mario, ont voulu s’opposer à Bowser et ont connu une fin funeste. Il faut remarquer que les boos sont toujours à part des luttes entre les tortues et les champignons. On ne rencontre jamais de goombas, de koopas et consorts dans les ghost houses, comme si les troupes du Roi Bowser elles-mêmes étaient persona non grata ; seuls les cadavres des anciens koopas, ranimés par la magie noire, peuvent arpenter ces donjons. Mais les squelettes ne sont pas des fantômes.

De la même façon que Luigi’s Mansion, chaque manoir hanté de Mario doit cacher une histoire terrible justifiant la présence des boos. Souvent d’ailleurs, le thème de la mort, de l’au-delà et de l’illusion sont mis en avant dans ces univers : on se rappelle, dans Paper Mario, de ce monstre qui a gagné l’immortalité en se séparant de son cœur, soit de tout ce qui pouvait lui conférer de l’humanité ; ou encore du Big Boo siégeant dans le casino de Super Mario Sunshine nous rappelant que les dangers de l’aventure mettent nos vies en balance. Ce n’est jamais anodin d’évoquer la mort dans un jeu vidéo, quand bien même cela est fait de façon légère comme dans les jeux Mario ; et les boos participent de cette « narration de sourdine » que j’évoquais plus haut, nous laissant imaginer qu’il y a plus, bien plus tragique dans le royaume champignon que des collines souriantes et des petits papillons colorés.

De l’intérêt des Boos

Si l’on vous demande alors à quoi servent les boos dans la série des Super Mario, vous pourrez à présent répondre : ils représentent la facette labyrinthique de ces jeux, nous inquiètent et nous angoissent, et nous font croire que Bowser, loin d’être un tyran de pacotille, mérite amplement sa place aux côtés de Ridley et de Ganondorf.

Cette lecture des petits fantômes est bien entendu sérieuse, trop sérieuse sans doute pour être prise au sérieux. Mais la prochaine fois que vous rencontrerez un boo dans un jeu Mario, rappelez-vous : les fantômes ne poussent pas sur les arbres comme les champignons.

À moins que…

Mathieu

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Co-Responsable de Ze Player, Rédacteur sur Grospixels.com, Animateur sur Radiojv.com.

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