The Cave : La caverne et ses lumières

Il y a quelques jours seulement, le tant attendu The Cave de Ron Gilbert est sorti sur les plates-formes de téléchargement. Après l’avoir exploré, il est tant pour moi de donner mon avis sur ce jeu d’aventure qui a une belle odeur de madeleine…

Le nom de Ron Gilbert fait frémir toute une frange de joueurs, généralement venus du monde du micro. Maniac Mansion, Monkey Island, Day of the Tentacle… Il est difficile d’évoquer le jeu d’aventure, ou LucasArts sans mentionner son nom. Son style, de là, est reconnaissable parmi tous et il suffit de lire une seule ligne, de voir un seul objet pour savoir, sans trop s’y tromper, que le sire est à la plume. Si je vous dis, pêle-mêle, « Je vends de beaux blousons en cuir », « Chuck la Plante » ou « Machine à Grog », force est à parier que de multiples images vous viennent à l’esprit, toutes associées à des sentiments contradictoires, à des éclats de rire et à des migraines, partagés que vous serez entre cette réplique qui fait mouche et cette énigme absconce qui vous a empêché d’avancer des nuits durant – un hamster dans un micro-onde, non mais franchement…

Il était revenu il y a de cela deux ou trois ans avec Deathspank, un genre d’Action-RPG sympathique mais qui tirait sa grande force, principalement, de son univers et de ses répliques acides : et The Cave de se diriger vers le même chemin en mélangeant à cette écriture si particulière le genre de la plate-forme mâtinée, il est vrai, d’une grosse composante aventure. Cependant, The Cave possède quelque chose que n’avait pas Deathspank : un appel continuel du pied au temps de la « Grande Aventure » qui pourra à la fois le servir et le déservir… The Cave est en effet un jeu un brin anachronique qui, hélas, pourra ne pas rencontrer son public et ce pour de mauvaises raisons.

« Yes, I’m a talking cave. Don’t laugh. »

On dit de Maniac Mansion qu’il a « inventé » l’humour dans le jeu vidéo, et il est vrai que sorti des jeux d’aventure très sérieux « à la Sierra » de l’époque, c’était peut-être la première fois qu’on se bidonnait autant devant un écran.
Aujourd’hui, la chose est bien plus répandue comme il se doit mais, le plus souvent et à de trop rares exception, cet humour est distillé, diffus, concentré au sein de certaines cinématiques ou de certaines phases de gameplay. Le jeu vidéo, peut-être en quête d’une légitimité artistique ou médiatique, se prend bien trop au sérieux. Si ce n’est des titres ouvertement parodiques, les
No More Heroes ou les MadWorld qui s’amusent de leur univers et de leurs travers, tout le reste n’est que gravité, paroles augustes, gestes de tribun.

De là, il paraît compliqué à un jeu qui se veut avant toutes choses drôle et, plus encore, qui prétend nous fait rire par les mots et moins par les situations ou un comique bouffon, d’aller à l’encontre d’un public bien plus habitué à des quêtes formidables permettant de sauver des planètes entières ou des jeux qui prétendent nous faire philosopher sur le sens de la vie ou la légitimité de l’amour.
Il me suffit de lire, sur le
Miiverse, les avis divers des joueurs ayant fait la démo ou parcourant le jeu : il n’y a pas une ligne, pas un dessin, pas un mot sur l’humour de The Cave, sur une réplique qui les aura fait rire ou sourire – et pourtant, Dieu sait qu’il y en a -, une situation incongrue. Toutes ces choses-là semblent leur passer au-dessus du citron.

C’est que Ron Gilbert, bien conscient et peut-être bien plus malin qu’on ne le pense, a parfaitement compris que les attentes des joueurs avaient évolué depuis les années 80. Et, plutôt que de nous offrir un jeu d’aventure hilarant utilisant un quelconque univers prétexte, fût-il l’île aux singes ou les aventures d’Indiana Jones, pour nous faire rire, le voilà construire un univers symbolique fort afin d’attirer les joueurs dans sa sombre caverne.
S’il ne fallait jadis qu’une belle promesse et un écran coloré pour attirer le chaland, les joueurs veulent maintenant se sentir « investis », ils veulent être « aspirés » par leurs jeux vidéo comme si la seule volonté de les distraire n’était pas suffisant. C’est ainsi que The Cave se présente comme une fable philosophique, plus proche de Voltaire que de Socrate, destinée à nous faire réfléchir en nous amusant.

Les sept personnages que l’on sera amené à contrôler ont tous, effectivement, une sombre part en leur âme. Ils veulent tous assidûment acquérir quelque chose – la fortune, l’amour, la reconnaissance… – mais feront de très lourds sacrifices, voire commettront des actes répréhensibles, dans l’espoir de l’obtenir. Comme le souligne la caverne au début du jeu, « Il n’est souvent pas très difficile d’obtenir ce que l’on souhaite le plus. Le problème, c’est ce que cela implique ». Le jeu, de là, de devenir une sorte d’adaptation ludique du mythe de la caverne socratique, où les troglodytes ne voient que la surface des choses, seule la philosophie pouvant leur permettre d’atteindre la vérité. La référence, si évidente, paraît incontournable : mais je me plais à croire qu’il ne s’agit que d’un pis-aller, que d’une couverture publicitaire pour vendre un produit et non le fond du projet.

Un fin numéro d’équilibriste

Car quand on lit les interviews de Ron Gilbert, l’on s’aperçoit que son idée de départ, celle qui a permis de fomenter ce projet, c’est « il y a une caverne qui parle ». Rien de plus, rien de moins. Ce n’est pas là la promesse d’une grande réflexion, c’est un effet de mise en scène. C’est une situation. C’est un point de départ que connaissent les humoristes ou les auteurs de tout poil, en règle générale : plutôt que de partir d’un phénomène abstrait, l’on écrit le plus souvent à partir d’une chose concrète, et l’on brode sur ceci. L’exemple que je me plais souvent à prendre, c’est l’épisode des Simpsons « Homer dans l’espace » (Deep Space Homer, S5E15) qui est sans doute l’un des plus réussis de cette série d’animation. Son point de départ ? « Homer va dans l’espace ». Boum, écrivons là-dessus.
The Cave part, selon moi et cela se « sent » dans le jeu tant celle-ci constitue un personnage construit et cohérent – à tel point que Gilbert a dû supprimer nombre de lignes de dialogue de The Cave tant les testeurs jugeaient que cela interférait avec la résolution des énigmes, comme dit dans cette interview et revoir ses exigences à la baisse – de cette situation initiale et incongrue, le reste découlant logiquement de cette promesse.

On peut cependant se poser la question, pourquoi avoir fait cette modification ? C’est que The Cave s’est retrouvé piégé à son propre jeu, obligé de ménager la chêvre le chou. Plus précisément, le jeu se doit de manipuler quatre exigences.

— Tout d’abord, comme je l’ai indiqué, il doit être un jeu drôle, qui part du principe de « Je suis une caverne qui parle » ;
— Ensuite, il doit dissimuler ce principe humoristique sous une couche de réflexivité, qui part du principe du « Je suis une adaptation du mythe de la caverne » ;
— Troisièmement, il doit être un jeu d’aventure, c’est-à-dire consacré à la résolution d’énigmes ;
— Enfin, il doit avoir une composante plates-formes, ces deux derniers points devant exploiter l’idée des trois personnages jouables à la Lost Vikings ou à la Trine.

Si les deux derniers points relèvent davantage du gameplay et de la portion ludique, et sont globalement réussis et ce malgré certaines inconsistances – problèmes de masques de collision, nécessité de refaire certaines sections du jeu plusieurs fois à l’identique – et ont principalement attiré les regards des testeurs et des critiques de par le monde, les deux premiers semblent difficilement conciliables, tant il faut à la fois faire preuve de recul et de premier degré pour pouvoir naviguer de l’un à l’autre de façon efficace.

J’ai parlé plus haut de Voltaire : poursuivons la comparaison. Dans Zadig ou Candide, la fable philosophique est avant toute chose un récit plaisant, destiné à faire rire par son incongruïté mais qui dissimule par analogie une série de réflexions diverses, qui sur la destinée, qui sur le bonheur, qui sur la foi, etc. Passer d’un niveau à l’autre, ou bien d’une taille à l’autre – l’analogie étant en effet un phénomène de proportion, le petit appelant le grand – ne se fait pas cependant automatiquement : l’auteur ne peut pas se permettre de s’arrêter au détour d’un paragraphe, écrire l’équivalent de « Hé, lisez entre les lignes, y’a un message caché » et revenir à la blague : ce serait manquer de subtilité que de procéder ainsi.
C’est donc avant toutes choses au lecteur de faire lui-même les connexions, ce qui explique bien pourquoi ce genre de fable ait connu sa renommée à des époques de censure ou de pression étatique forte, puisqu’il était toujours possible à son auteur de se rétracter et de défendre l’idée qu’il ne s’agissait là que d’une historiette sans conséquences, dégarnie de toute portée politique.

The Cave, de prime abord, procède de la même façon : l’humour, ou le rire, est en surface, omniprésent et réussi. Je ne reviendrai pas sur les nombreuses qualités de l’écriture, connues lorsqu’on parle du bonhomme, ou du doubleur qui prête sa voix à la cave, mais je le rappelle : la chose est formidable et on est résolument bercé par sa mélodie. À dire vrai, arrive un moment où cette voix nous manque lorsqu’elle se fait silencieuse pendant quelques minutes : la réentendre alors qu’on accomplit une action quelconque est notre principale récompense, bien avant la complétion même du tableau concerné.


Sous cet humour ravageur se terre alors le message philosophique, la réflexion intéressante. Celle-ci a, du reste, une très grande qualité vis-à-vis d’autres jeux qui se veulent plus « sérieux », c’est qu’elle est menée de bout en bout, commence dès la présentation, lapidaire, des personnages et s’achève lors de la sortie de la caverne. Autrement dit, elle ne fait pas comme nombre de ces jeux qui, prétendant nous faire réfléchir, balancent leurs pistes de réflexion comme on peut jeter une boîte d’allumettes au sol, et laisse le soin au joueur de les ramasser en espérant trouver celle qui sera plus grande que les autres. Force est à parier qu’au contraire des
Bioshock, des Limbo ou des Xenosaga, les forums ne verront guère fleurir de topics du type « Réflexions sur l’histoire », « Nouvelle théorie d’interprétation » et autres sujets d’exégètes : Ron Gilbert nous fait réfléchir certes, mais nous présente une vision des choses complète et finie à partir de laquelle, bien entendu, nous pouvons répondre.

The Cave, ou l’anti-Lost

C’est pour cela, je pense, que le jeu va décevoir nombre. Non parce que le jeu souffre d’approximations de gameplay, non parce qu’il fait des appels du pied constants à ces jeux d’aventure micro des années 80 et 90 et qu’on dit le genre fini et poussiéreux, non parce que le jeu est habité d’un humour lettré très enlevé auquel les joueurs ne seraient pas sensibles, mais parce que les joueurs ou les spectateurs d’aujourd’hui, dans leur globalité, ne supportent plus d’être instruits.

C’est ce qu’on aura appelé, en référence à la fameuse série télévisée, le « syndrome Lost« . Mais on peut également dire qu’un réalisateur comme Christopher Nolan en a fait son fond de commerce, et les jeux qui souffrent de cette maladie sont de plus en plus nombreux. Il s’agit de donner au joueur l’illusion d’une complexité en en montrant que très peu, voire pas du tout, en ne faisant que suggérer. C’est une boîte fermée que l’on présente en disant qu’elle contient un bijou, mais que l’on ne peut pas ouvrir : et nous d’étudier la forme de la boîte en espérant déduire par là à quoi ressemble son contenu.
Bizarrement, les gens aiment faire ça, peut-être parce que cela leur donne l’impression, fort agréable je l’admets, d’être plus intelligents qu’ils le pensent être. Mais en contrepartie, ils refusent qu’on leur « mâche le boulot » et qu’on leur donne la véritable piste, la forme véritable du bijou, la rejetteront même comme étant une fausse conclusion.
Limbo serait l’illustration de cet état de fait : le jeu promet beaucoup, mais ne donne rien, et les joueurs de s’en contenter. Parfois, même quand la solution est donnée, les joueurs la rejettent : témoin Braid, qui dit clairement dans ses textes d’épilogue que le jeu réfléchit sur la bombe atomique, et les joueurs de négliger cette interprétation, non car elle est « absurde », mais parce qu’elle est donnée par le développeur.

The Cave risque de subir le même sort. Les petites images que l’on débloque au fur et à mesure du jeu et qui nous en apprennent plus sur l’histoire des protagonistes seraient l’illustration de son procédé : si, au début, elles sont énigmatiques et se placent en amont de l’énigme consacrée à un héros en particulier, énigme qui nous fait comprendre ce qu’il s’est réellement passé, le jeu nous donne trois autres imagettes à la toute fin du jeu pour nous donner la conclusion de leur parcours tel qu’écrit, nous évitant alors de nous perdre dans une quelconque dimension interprétative. Débarassée de ce fardeau, il nous faudrait alors nous concentrer sur l’écriture du jeu.

Et pourtant, j’ai peur que les joueurs ne le fassent pas, habitués qu’ils sont à arpenter d’autres chemins. Ils se concentreront sur l’ambiance et sur les histoires, et oublieront de rire. Du jeu vidéo, ils négligeront le jeu et se concentreront sur la vidéo, s’attendant à mener tout seul une réflexion sur un sujet divers. Si on leur offre la solution, ils seront déçus.

C’est en cela que The Cave est un jeu nostalgique, relicat d’un âge où il pouvait encore exister un « philosophe » ou un « maître d’école » que l’on écoutait patiemment, car il pouvait nous donner sa vision du monde et, une fois l’argumentaire fini, on pouvait répondre et répliquer. Pour ma part, j’apprécie la leçon, et j’en ressortirai grandi : mais j’ai bien peur que beaucoup ne s’en détourne et ce malgré ses qualités nombreuses.
Nous avons perdu notre capacité d’émerveillement. Je remercie cependant The Cave de m’avoir « montré » la lumière : et je reviendrai souvent dans ses galeries étroites, pour rire d’abord, pour m’étonner ensuite. 

Mathieu   

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Co-Responsable de Ze Player, Rédacteur sur Grospixels.com, Animateur sur Radiojv.com.

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