Black Mesa : Oui, mais…

L’on nous dit que cela faisait huit ans ou presque qu’on l’attendait, et l’histoire des  vaporwares retenait déjà son nom : Black Mesa, mod utilisant le moteur Source de Valve afin de reconstruire le tout premier Half-Life datant de 1998. Autrement dit, nous avons là une entité hybride, certes encore à terminer – il manque tout le passage sur Xen, soit le dernier tiers du jeu – mais d’une complexité et d’un peaufinage qui impose le respect.

  Après en avoir tâté, et après m’être refait l’épisode original afin de me rendre compte du chemin parcouru, force est de constater que le titre dégage une aura toute particulière : à la croisée du reboot, du remakeet du travail de fan, Black Mesaest une hydre aux nombreuses têtes et je ne suis pas encore bien sûr de saisir parfaitement tout ce qu’il peut impliquer.

  Alors, je m’en vais délaisser pour l’instant quelques considérations, peut-on dire, annexes ou du moins que je prends comme telles, notamment le désaveu poli et intéressé de Valve sur le jeu, à la fois désireux d’y jouer et se mordant les doigts de n’avoir pu le faire, occupés qu’ils étaient sur d’autres séries et recherchant toujours la bonne idée pour sortir la troisième itération de leur série, et je vais me demander ce que cette sortie implique, non seulement pour les fans, mais aussi pour les joueurs et celles et ceux qui, peut-être, n’auraient jamais entendu parler de Half-Lifejusqu’à ce jour…

  C’est l’histoire d’un mec…

  Half-Life, c’est un peu comme Moby Dickou Citizen Kane: tout le monde en a entendu parler même si tout le monde ne l’a pas lu, vu ou testé. On sait vaguement que le héros s’appelle Gordon Freeman, qu’il utilise un pied de biche, que le jeu n’a pas de cinématiques, qu’il y a une phase de jeu où un ennemi nous repère au bruit et non autrement. On sait aussi que les fanatiques réclament un troisième épisode avec force furie – comme quoi, Shenmuen’a pas l’apanage du concept – et qu’il est question d’un G-Man et d’une intrigue si géniale, ou si fumeuse, qu’elle décevra nécessairement tout le monde lorsqu’on en aura le fin mot.

  Half-Life, c’est aussi un long couloir avec des épreuves imposées, un cheminement ne laissant guère de place à l’imagination et qui, de fait, nous impose un certain nombre de situations plus ou moins improbables pour nous tenir éveillé : c’est peut-être, enfin et mieux même que le deuxième épisode, le jeu vidéo le plus proche de la définition du “film interactif” tel qu’on essaie, une fois tous les dix ou quinze ans, de nous le vendre.

 

  Jouer aujourd’hui à Half-Life, c’est certes se confronter à un titre graphiquement daté bien que restant très agréable à l’œil, mais à l’importance majeure dans l’histoire du média, que l’on apprécie ou non le genre en question, que l’on soit d’accord ou non avec les choix de gameplay ou de design qui l’émaillent. Aussi, la question d’une refonte, d’un remakeou d’un rebootdoit se poser : quel est l’intérêt d’une telle entreprise, si l’on écarte, bien entendu, le challenge intellectuel et technique qu’il a dû représenter et représente encore pour l’équipe de développement ?

 

  À quand une société protectrice du jeu vidéo ?

  Autrement dit, à quel moment doit-on considérer qu’un jeu vidéo a suffisamment vieilli pour que l’on puisse se permettre d’y toucher, que ce soit par les créateurs eux-mêmes ou par des fans ? Venant du monde de la Littérature, je puis témoigner que la reprise, par un auteur, d’un travail ancien est chose on ne peut plus rare, voire inexistante, les écrivains préférant passer des années, ou des mois, afin de trouver le mot juste plutôt que de devoir raturer un incunable ; au mieux préfèrent-ils ajouter une préface. Certes, l’on répondra Montaigne, et l’on parle parfois de Césaire, mais la chose me semble bien plus rare que, mettons, dans le cinéma ou le jeu vidéo.

  Tout comme, ainsi, les director’s cutsuccèdent aux rééditions relavées et nettoyées des Blu-Rayet autres futurs supports, le jeu vidéo s’amuse, à intervalles plus ou moins réguliers, à revenir et à se refaire une beauté.

C’est moi, ou ils ont salopé l’image de base pour rendre le processus plus surprenant ?

 Il ne s’agit pas là de simples “portages”, comme Nintendo qui nous enflait à coup de “Nes Classics” sur GBA, mais bien de recréation : Super Mario All Starsencore pour rester sur cette compagnie, les sorties récentes de Jet Set Radioou les rééditions multiples de Final Fantasy, chaque génération est propice à la sortie augmentée d’une gloire ancienne. Oh ! Nous avons rajouté un niveau ! Oh, maintenant, on peut jouer en ligne ! Oh, etc. etc. Ces ajouts peuvent aller jusqu’à parfaitement apparaître comme des membres difformes, relicats morts-nés d’un corps qui jusque là apparaissait comme entier : j’ai encore souvenir de ces horribles niveaux bonus de Yoshi’s Island sur Game Boy Advancequi n’étaient ni faits, ni à faire.

  À dire vrai, ce phénomène, vieux comme Hérode, répond bien entendu d’abord à une logique commerciale, et à une logique technique : il faut d’une part permettre, quand la rétrocompatibilité est impossible, aux nouveaux joueurs de découvrir les succès d’antan, mais également d’ajouter quelques éléments afin d’alléger le poids des années. Finalement, la chose est de bonne guerre.

 

  Dans le cas de Half-Life, cependant, je m’interroge. La question technique, si délicate fut un temps concernant les jeux micro, s’estompe, que ce soit par l’intermédiaire de Steammais aussi des ScummVMet autres DosBox; quant à la question de la génération, le problème le plus épineux restait bien souvent la sauvegarde ce qui, de base, ne posait aucun ennui passé une certaine période de l’évolution des machines. Reste alors la question des graphismes et éventuellement du son : et ici, les avis diffèrent.

  Je reviens du côté du cinéma. Vous rappelez-vous les gens faire des gorges chaudes de la sortie de E.T.quand on apprit qu’ils avaient remplacé les armes par des talkie-walkies? Ou les polémiques successives sur les rééditions de Star Wars? Ou de Blade Runner? La colorisation des images d’archives de la deuxième guerre mondiale pour ce documentaire de France Télévisions ?

 Bizarrement, l’on n’entend jamais personne se plaindre lorsque cela arrive au jeu vidéo. Je n’ai pas entendu beaucoup de gens hurler lorsqu’ils ont modifié le cinquième palais de la version GBA de A Link to the Past. Au contraire, l’on considère souvent cela de bon aloi comme si le principe “d’œuvre originale” ne voulait rien dire en réalité ici. Si Half-Lifefait aujourd’hui son âge, la même chose peut se dire de Black Mesa: utilisant un moteur datant de 2007, il fait malgré tout pâle figure à la vue des jeux d’aujourd’hui. Autrement dit, l’original et la refonte se retrouvent encore une fois dos à dos, et ne peuvent se distinguer que sur leurs autres qualités, notamment ludiques.

C’est un jeu entièrement différent, je vous dis !

  Or, l’exercice du remake est toute particulière : il faut d’une part créer une redondance et une continuité, mais également apporter suffisamment de nouveautés pour que le titre puisse devenir une œuvre à part. Dans le cas de Black Mesa, cette dernière contrainte était même un impératif légal puisqu’en vertu des lois du copyright, la reprise telle quelle d’un level designest associé à du plagiat.

  D’un point de vue personnel, je puis témoigner que la chose est globalement réussie : si l’on reconnaît sans sourciller l’architecture globale du jeu et ses moments les plus mémorables, le titre parvient à surprendre à nous obligeant à prendre parfois un nouveau chemin, ou en ouvrant une porte jadis fermée. Mais, encore une fois, je ne peux que demander : quel intérêt ?

 

  Half-Life était, en l’état, un jeu “parfait”, non dans le sens qu’il était à l’abri de toutes critiques, mais qu’il avait fait l’objet d’une réflexion poussée de la part des développeurs. Preuve s’il en est, les armes de base étaient si bien équilibrées qu’aucune modification (à part une mire métallique sur le colt, mais cela est davantage une mauvaise idée qu’autre chose) n’a été apportée, et le cheminement “scénaristique”, avec ses surprises et ses scènes d’action, n’a subi aucun changement majeur, il s’agit seulement de proposer un “itinéaire bis” qui s’inspire de son original.

  Autrement dit, l’intérêt principal de Black Mesan’est pas tant de rendre hommage à Half-Lifeque de refaire Half-Lifepour le rendre plus “lisible” par les nouvelles générations… et je trouve cela dommage.

 

  La fin de l’Histoire

  Un jeu vidéo, au même titre qu’un roman, qu’une peinture ou qu’un film, n’est pas qu’une simple œuvre, au-delà du sens que l’on veut bien donner à ce terme, c’est aussi le produit d’une époque et de certaines circonstances historiques particulières qui le replace au sein d’un continuum, d’un avant et d’un après. Si l’on efface, fût-ce par amour, cette donnée, c’est au détriment de l’œuvre originale. L’on me répondra, sans doute avec raison, que le remakeou la refonte répond aux mêmes données, mais je ne peux m’empêcher de songer que le sens premier se perd dans le processus.

  N’est pas Pierre Ménard qui veut : et quitte à découvrir Half-Life, autant se tourner vers le jeu original. Black Mesase doit d’être un jeu destiné aux connaisseurs de l’œuvre de base, qui sauront apprécier à sa juste valeur le travail de réinterprétation qu’il illustre, mais globalement, je n’apprécierai guère que ce genre d’initiative se poursuive à l’avenir. Valve, peut-être, n’a jamais réalisé ce remakede leurs propres mains non car ils étaient occupés, comme je le supposais, mais surtout car ils n’en voyaient pas l’utilité : quel était pour eux l’avantage de refaire le même jeu une deuxième fois, surtout quand la base a bénéficié d’autant de soins ?

  Black Mesa se doit de rester, je pense, un cadeau fait aux connaisseurs et non pas une chance pour les néophytes de découvrir une pièce majeure du genre : ils seraient trop déçus s’ils revenaient au jeu original, et ne comprendraient pas sa puissance. Et Half-Life, premier du nom, ne mérite pas que son enfant illégitime lui vole un succès qu’il a conquis avec talent.

 

  Mathieu

About Mathieu Goux
Co-Responsable de Ze Player, Rédacteur sur Grospixels.com, Animateur sur Radiojv.com.

A propos Mathieu Goux 89 Articles
Co-Responsable de Ze Player, Rédacteur sur Grospixels.com, Animateur sur Radiojv.com.