Il y a de cela un mois plus ou moins, est sorti Zero Time Dilemma, le troisième et dernier épisode de la série des Zero Escape, commencée avec 999 sur DS et poursuivie sur Vita et 3DS avec Virtue’s Last Reward. Enfin, l’histoire se déplie ; enfin, les derniers secrets seront (presque) tous expliqués ; mais, surtout, ZTD pourrait bien être l’un des premiers jeux post-modernes de l’histoire du média.
Dans ce sous-genre très particulier des visual novels, encore peu connu des joueurs occidentaux et ce bien qu’une série comme Phoenix Wright ait beaucoup œuvré pour sa reconnaissance, la série des Zero Escape a toujours tenté de se démarquer tant par sa narration que, et cela est plus étonnant, par son gameplay. Je ne parle pas réellement des séquences d’énigmes, qui nous renvoient aux belles heures des jeux d’aventure micro à la Myst, mais bien de la façon dont l’histoire est conduite.
Généralement, les visual novels ne vous proposent d’opérer des choix, en tant que joueur, qu’à des moments circonscrits de l’aventure : il s’agit de choisir une porte, ou une réponse à donner, et ce choix influencera, timidement ou drastiquement, la suite de l’histoire. Dans la série des Zero Escape, les développeurs ont réfléchi à la façon dont un joueur diligent voudrait explorer toutes les options laissées ponctuellement de côté, et en ont fait un moteur du gameplay. Sans trop en révéler, je dirai simplement que le jeu brasse des thèmes de mythologie scientifique chers aux auteurs spécialisés et en premier lieu les dimensions parallèles, pour transformer ce qui était une faiblesse du genre en une force narrative de premier plan.
Mais, il y a davantage ici.
Zero Time Dilemma explore surtout une autre contrainte liée au genre dans lequel il compose, contrainte que l’on retrouve, cette fois-ci, dans d’autres registres : celle de la narration et de la continuité qu’elle nous impose. Nous avons effectivement une conception des histoires des plus immuables dans les médias : une intrigue doit avoir un début acté, un développement et une fin. Nous sommes particulièrement troublés lorsque cet ordre se modifie, ce qui explique volontiers que l’on mit beaucoup de temps, qui dans la littérature ou le cinéma, avant d’envisager, ne serait-ce, qu’à le bouleverser.
On peut volontiers s’accorder, et dire que la réflexion sur la temporalité a été le fer de lance de l’art moderne et post-moderne : Faulkner, Proust, Alain Robbe-Grillet, Kubrick, Nolan, d’autres ont par leur approche de la question créé une nouvelle ère culturelle dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. On raconte une histoire en commençant par la fin et en remontant en arrière ; on ressasse constamment, avec d’infinies variations, la seule et même scène ; on bouleverse l’ordre chronologique autant que faire se peut. Quelque part, il y a eu dans ces genres nobles le même type de révolution que celle que connut le dessin animé avec Tex Avery : de la même façon que Screwball Squirell s’exclamait jadis « on peut tout faire dans un cartoon ! », les artistes s’émancipaient des règles qu’ils suivaient pourtant sans savoir exactement pourquoi, et l’onde de choc fut dévastatrice.
Pourquoi ce laïus ? Eh bien, tout simplement car Zero Time Dilemma propose, pour la première fois sans doute, une narration totalement anarchique. Comme ses confrères, il joue encore avec l’idée des dimensions parallèles, des histoires quantiques et le reste ; mais il y ajoute sa propre touche, en l’objet de vignettes que l’on pourra associer, selon, à une façon de découpe chapitrée. Mais, et c’est là que le génie prend place, ces vignettes ne sont nullement numérotées. Au commencement, et par une astuce scénaristique certes grossière, mais efficace, les personnages ne savent absolument pas ce qu’ils ont fait auparavant : seule une montre les renseignera, approximativement, sur l’heure de la journée. Ils sont, à l’image du joueur, perdus dans un flot inexplicable d’événements, de temporalité, de morts et de succès ; et ils cherchent, tout comme nous du reste, à comprendre comment s’articulent entre elles les choses.
Cette particularité-là, avant toutes les autres, m’a profondément marqué. Le jeu brille par d’autres qualités – son doublage, tant en japonais qu’en anglais, l’ingéniosité de ses énigmes et de son propos – et pèche par d’autres endroits – certains mystères ne sont pas expliqués finalement, le twist de l’aventure, assez malin, demeure néanmoins maladroit -, mais c’est réellement cette idée de gameplay-ci que je trouve, personnellement, la plus réussie. D’autres jeux nous proposent, depuis longtemps, de moduler notre progression en choisissant notre parcours, les Megaman pour ne citer que les plus connus ; mais rares sont ceux qui se sont servis de cette particularité pour se détacher parfaitement du fil immuable de leur narration.
Je ne parviens pas à m’ôter de l’esprit que Zero Time Dilemma est un titre important de l’histoire contemporaine du jeu vidéo. Il passera volontiers sous les radars de chacun, et au-delà des équipes de fans, sera oublié rapidement. Mais je gage que lorsque le jeu vidéo aura enfin une reconnaissance académique et que l’on reviendra, ci et là, sur les gloires et les innovations marquantes, il reviendra sur le devant de la scène. De la même façon que les films de Nolan furent diffusés en festival avant d’atteindre les yeux du cinéphile moyen, ZTD ne sera cité que dans des listes de spécialiste, avant d’être redécouvert : et ce ne sera que justice.
Mathieu
About Mathieu Goux
Co-Responsable de Ze Player, Rédacteur sur Grospixels.com, Animateur sur Radiojv.com.
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